Une histoire de lapin et de champignons

goffi 15 years ago humeur extrait de vie

Nous y voilà !

les échelons sont devant, encore quelques minutes accroupi, le temps que tout le monde passe, quelques regards sur les côtés et je vais pouvoir entrer.
Des mois que j'attendais ça, un retour aux sources salvateur, un monde à nous, loin de toute notion de classe, d'âge, d'autorité, un monde rempli de poésie, d'aventures et d'histoires. Ici on explore, on marche, on boit, on chante, on rencontre, ici on médite ou on raconte nos vies, on suit nos émotions, et, surtout, on partage. Nous ne sommes pas les premiers, nous ne serons probablement pas les derniers, mais nous ressentons tous autant cette formidable fascination, cette excitation sublime qui mélange inconnu et interdit, cet immense fantasme.
Ça y est, c'est à moi. Je reste accroupi et fonce droit devant, je descends quelques échelons et peux désormais allumer ma frontale. Enfin j'y suis ! Et mes amis aussi, depuis le temps qu'on parle de descendre ensemble.

Tout le monde est en bas, on peu désormais parler, s'organiser un peu. Un coup d'œil sur la carte et nous avançons. Les murs sont là, témoins des siècles passés, je les regarde avec amusement. Ils ont vu les contrebandes, les montreurs de Diable, l'infâme répression des communards ou encore les réseaux de Résistance d'un Paris occupé. Peut être que les générations futures regarderont ces mêmes murs en nous imaginant les parcourant, acteurs d'une époque.
Nous arrivons rapidement à Banga, passage culte qui nous coupe définitivement de la surface. Les pieds dans l'eau, nous marchons dans un décors presque irréel, en cherchant les rebords au sol, et s'appuyant sur les parois. Tout le monde est là ? C'est bon on repart.
Aujourd'hui nous ne passerons pas par le Château, nous irons plus loin.

Parcourir ce dédale stimule l'imagination, alimente les émotions. Les murs transpirent de talent: de nombreux artistes ont laissé des œuvres, des clins d'œils dans les endroits parfois les plus improbables. À chaque tournant, à chaque coin peut se trouver un objet, une peinture ou une sculpture laissée là par les précédents visiteurs. Que ce soit un passe-muraille qui s'affranchit des barrières, un bélier qui nous contemple fièrement ou des fresques longeant les couloirs. On est heureux de trouver les objets les plus insolites, abandonnés où on s'y attend le moins: ici un vieux vélo et là un vieil ordinateur bernent le temps, ailleurs des livres, des tracts, des morceaux de vie.

Nous nous posons dans une salle où la table nous permet de partager le pain, de boire et de rire. Les Velvet Underground, dont le nom se prête délicieusement au lieu, nous accompagnent, bientôt suivis de Pink Floyd. On parle de légendes du passé, de fêtes délirantes, certains groupes prestigieux auraient joué ici.

L'ambiance est bonne, mais l'envie d'explorer nous rattrape vite. Je me sens comme un enfant dans un immense terrain de jeu, excité et curieux. Je m'évade et pense aux autres salles, à la Plage qui fait justice à ce rêve général du siècle dernier, qui semble aujourd'hui bien loin, nous montrant qu'elle est bien là, sous les pavés; ou au Bout du Monde, où je me suis déjà posé avec un ami, éclairés par la lumière chancelante de dizaines de bougies, observés par les visages sculptés.
Nous rejoignons l'incontournable tombe de Philibert qui, légende ou réalité, observe avec enthousiasme les visiteurs venus lui rendre hommage. Les couloirs et les salles se succèdent, nous jouons dans l'une d'elles et rions beaucoup. Mais bientôt nous décidons de remonter, et nous préparons à quitter, à contrecœur, les lieux.

Nous marchons un peu, grimpons en s'appuyant sur les murs et passons une chatière. Quelques échelons nous séparent de la surface, dont on peut voir la lumière.
<< Il est quelle heure ? >>, première fois que je me pose la question depuis qu'on est descendus.
Nous attendons en file indienne, prêts à sortir vite, pendant que le premier ouvre la plaque. Je suis le troisième, il sera bientôt temps d'éteindre les lampes.

La plaque est ouverte, mes 2 premiers compagnons sortent, mais quelque chose ne va pas là haut.
je sors à mon tour, et comprends vite la situation. La plaque est située juste devant une boulangerie, et le boulanger en question semble mécontent des quelques traces de boue devant son commerce, il est 10h du matin. Mes compagnons retiennent la plaque, je vais vite les aider: le boulanger essaye de la refermer, et sa femme cherche à l'aider adossée à un mur, en poussant avec les jambes.
La situation est grave: si un de nos camarades reçoit la lourde plaque sur la tête, il peut être très sévèrement blessé; et si la plaque est fermée, nous perdons nos amis en dessous. Heureusement tout le monde arrive à sortir très rapidement, et, malgré les menaces, nous prenons le temps de fermer la plaque, grâce aux réflexes du premier compagnon, pour des raisons évidentes de sécurité.

Nous partons immédiatement, loin d'imaginer que, probablement blessés au plus profond d'eux par les 2 traces de pas laissées sur le trottoir - à environ 5 mètres de leur lieu de travail -, la charmante petite famille, poussée par un fort louable élan patriotique, nous traquerait dans les rues en nous insultants, et nous suivrait dans le bus nous qualifiant de "délinquants".

C'est le moment de se séparer: les 2 premiers compagnons d'un côté - que je n'ai plus vu par la suite -, et nous partis nous cacher dans un immeuble de l'autre.
Une dizaine de minutes passent. une concierge vient nous voir:
- vous attendez quelqu'un ?
- non
- alors je vais vous demander de ne pas rester là parce que vous comprenez blah blah, et blah blah, et blah blah et encore blah tiens

Fort bien, nous partons et retrouvons notre amis le boulanger, qui, tel pacman, parcourt inlassablement les rues à la recherche des "délinquants".
Prenons l'autre direction ! Mauvais choix... Voici une, non deux, non trois voitures de police pour nous accueillir !
Et quand je dis accueillir, je veux dire un << mettez les mains bien en évidence >> quand un autre tripote ses menottes d'un air menaçant.

Notre tord ? Avoir un monde à nous loin du système, avoir notre part de liberté, ne pas suivre les règles absurdes qu'on veut nous imposer.

1 heure passe, nous sommes toujours au milieu de la rue, à l'arrêt de bus. Je regarde le boulanger, sur le trottoir d'en face, les bras croisés, impassible. Il finit par partir.
Un des policier discute un peu avec moi. Il connait les "catacleans", sait que nous y retournerons de toute façon, et je devine qu'il trouve également tout ça excessif. Mais au milieu d'une phrase, un autre arrive:
- C'est à cause de gens comme vous que la France va mal ! C'est comme les feux rouges, on ne regarde pas à droite à gauche et on passe, un feu rouge on s'arrête point ! Il y a des règles il faut les suivre, si vous n'aimez pas la France quittez là...
- je suis né ici

Sanctions distribuées, nous pouvons enfin partir.
Nous nous retrouvons un peu plus loin pour discuter de ce qui vient de se passer. je vais m'assoir sur une marche.
Quand je pense qu'on se sent parfois plus en liberté entre 4 murs qu'à la surface.

En face de moi, au feu, un jeune homme est sur une mobylette, une fille derrière lui. Il nous observe, en cuissardes, pleins de boue et de poussière, et rit. Je le regarde, il me regarde, on se fait un signe de tête. Je sais qu'il est des nôtres.